Au Népal, la question du fédéralisme attise les tensions ethniques

Sunder Gurung arpente la route bordée de jardins potagers. A ses côtés, des militants distribuent des tracts électoraux en faveur du « fédéralisme au Népal » aux résidents qui passent une tête, curieux, au-dessus de leur muret de briques. Tout autour, les massifs himalayens bombent leurs flancs luxuriants. Sous un ciel de brume, le Federal Socialist Party (FSP) mène campagne dans un village en bordure de Pokhara, la deuxième ville du Népal, gros bourg étalant ses ruelles commerçantes entre lac et montagnes, à 200 kilomètres à l’ouest de Katmandou. Cheveux blancs et lunettes, écharpe de soie crème passée autour du cou, Sunder Gurung est l’un des dirigeants de la petite troupe hérissée de drapeaux blancs frappés d’un parapluie, l’emblème qui figurera sur les bulletins de vote des candidats du FSP.
Comme son nom l’indique, Sunder Gurung est affilié au groupe des Gurung, l’un des peuples tibéto-birmans qui habitent les hauteurs du Népal. A la veille des élections constituantes du mardi 19 novembre, rendez-vous crucial pour un Népal paralysé par une impasse constitutionnelle depuis cinq ans, Sunder Gurung arpente les rues pour clamer son aspiration à un Népal fédéral qui ferait« justice », à ses yeux, à toutes les minorités jusque-là bridées par le centralisme de Katmandou.
Cette question divise plus que jamais le petit Etat himalayen, coincé entre l’Inde et la Chine. Partisans et adversaires d’un fédéralisme ethnique se combattent sans merci. L’affrontement relève pour l’instant de la seule joute verbale, mais la tension mûrit inexorablement. « Le Népal est en train d’entrer dans une nouvelle phase de conflit, celle qui oppose tenants de l’intégrité nationale et fédéralistes », analyse Ramesh Nath Pandey, ancien ministre des affaires étrangères, à Katmandou.« Le climat est devenu haineux entre les deux camps, s’inquiète Kunda Dixit, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Nepali Times. L’animosité est particulièrement incendiaire sur les réseaux sociaux, où apparaissent des stéréotypes raciaux tels que “long nez” ou “yeux bridés”. Dans ces conditions, on peut craindre l’éclatement d’un conflit violent. » Alors que le « péril rouge » s’est émoussé depuis l’accord de paix de 2006, avec l’entrée dans les institutions de l’ex-guérilla maoïste, le conflit autour du fédéralisme menace d’ouvrir une nouvelle brèche dans le paysage politique népalais.
“MINORITÉS ETHNIQUES OPPRIMÉES À TRAVERS L’HISTOIRE”
La naissance du FSP en 2012 témoigne de cette recomposition des lignes de force. Ses dirigeants et membres sont des transfuges des autres partis, de droite comme de gauche. Issus des minorités Gurung, Tamang, Magar, Rai, Limbus (tibéto-birmans) ou Tharu et Madeshi de la plaine du Teraï (frontalière de l’Inde), ils partagent tous la même déception de l’oeuvre inaboutie de l’ex-Assemblée constituante, en particulier son incapacité à accoucher d’une Constitution consacrant la création d’Etats fédérés adossés à la mosaïque ethnique du pays.Or une telle architecture tiendrait, pour eux, de la réparation historique. « Toutes ces minorités ethniques ont été opprimées à travers l’histoire, souligne Sunder Gurung. Leurs cultures, langues et traditions n’ont cessé de s’affaiblir. » La résistance à laquelle se heurte leur actuel réveil identitaire émane « des castes supérieures hindoues – brahmanes et kshatri – qui veulent maintenir leur suprématie traditionnelle », précise-t-il. Les maoïstes eux-mêmes, qui sont pourtant les premiers à avoir popularisé l’idée d’un fédéralisme ethnique afin d’attirer les minorités dans la guérilla (1996-2006), sont aujourd’hui jugés trop timorés par le FSP. « Ils n’ont pas prouvé qu’ils étaient sincères et sérieux sur cette question du fédéralisme », se plaint Sunder Gurung.
Dans l’autre camp, celui des opposants à tout fédéralisme ethnique, la fièvre monte également. A Pokhara, Dil Bahadur Kshetry reçoit dans une maison à étages aux vastes salles de travail, le siège de la Kshatri Society Nepal. Le mouvement se veut le défenseur des intérêts des kshatri – ou « chhetri » –, la caste supérieure classée en deuxième position derrière les brahmanes dans l’ordre rituel socio-religieux hindou.
Représentant aujourd’hui autour de 15% de la population népalaise, les kshatri sont les descendants de la caste des guerriers qui ont joué un rôle-clé dans l’unification du Népal à la fin du XVIIIe siècle. Dil Bahadur Kshetry n’est pas contre le fédéralisme en soi. Il n’est pas hostile à un découpage territorial fondé sur les réalités géographiques, avec des Etats empruntant leur nom à des vallées, rivières ou montagnes. Mais il met vertement en garde contre un fédéralisme ancré dans des particularismes ethniques et qui verrait la formation d’un « Etat gurung », d’un « Etat tamang », d’un « Etat limbu »…
Voir l’infographie : Les défis ethniques du Népal
« Ce fédéralisme ethnique porte en germe la désintégration du pays, l’effondrement de la nation », avertit-il sur un ton dramatique. Et de menacer : « Si ce type de fédéralisme nous est imposé, vous verrez que les castes brahmanes, kshatri et thakuri descendront dans la rue. Elles ne pourront accepter la disparition du Népal. » Tant de catastrophisme laisse de marbre le fédéraliste Sunder Gurung. « Ceux qui dramatisent ainsi sont ceux qui ont toujours dominé le pays et veulent conserver le pouvoir entre leurs mains », estime-t-il.
UN « ETAT MADESH » POUR SE LIBÉRER DES « COLLINES »
Reste que la perspective d’un fédéralisme à fondement ethnique attise des contradictions, y compris au sein des minorités qui le préconisent. Certains s’alarment même du risque d’un scénario de type « bosniaque », où la minorité dans la minorité serait tentée à son tour de faire sécession. La plaine du Teraï, qui s’étale au pied des contreforts himalayens le long de la frontière indienne, offre un cas d’école de cet emboîtement ethnique, complexifiant l’hypothèse fédérale. Les Madeshi – population d’origine indienne – ont été les premiers à brandir l’étendard du fédéralisme dès les années 2007-2008. Ils réclamaient un « Etat madesh » leur permettant s’affranchir de la tutelle hautaine exercée par l’univers des « collines », c’est-à-dire l’élite de Katmandou.
Un autre groupe de la plaine du Teraï, la communauté indigène des Tharu, s’est alors dressée pour refuser de tomber sous la coupe de cet « Etat madesh » s’il venait à exister. « Les Madeshi sont des immigrés venus d’Inde depuis deux cents ans tandis que les Tharu sont les occupants historiques du Teraï », explique à Katmandou Gopal Dahit, dirigeant de la Tharu Buddhist Society, l’un des mouvements tharu militant pour la création d’un Etat spécifique, qui prendrait pour nom « Tharuhat » et serait distinct d’un éventuel « Etat madesh ». Il n’est pas rare que les Tharu bloquent les routes pour se faire entendre, répondant à des actions similaires des Madeshi.

LE MONDE | 16.11.2013 à 10h16 • Mis à jour le 20.11.2013 à 08h51 |Frédéric Bobin (Pokhara, Népal, envoyé spécial)

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