Népal 1968 : Mémoire d’un voyage hors du temps

Par Anuradha PAUDEL/ Gif sur Yvette

Anuradha Paudel

Dominique DOUELLOU, retraité, aux cheveux grisonnants, toujours aimable et souriant, réside à Chevreuse, une vallée verdoyante et pittoresque près de Paris. Un jour, quelqu’un lui a dit que j’étais originaire du Népal. Apprenant que j’étais népalaise, il m’a invitée chez lui pour partager son récit de voyage. Avec plaisir, notre couple s’est rendu chez lui. Il nous a montré une soixantaine de photos, très protégées, prises lors de son séjour au Népal, ainsi qu’un carnet de voyage détaillant ses visites quotidiennes. Ayant voyagé en 1968, il a commencé par dire : « Je n’aurais jamais pensé rencontrer un Népalais ici après tant d’années. »

Lors de notre visite chez lui, il nous a montré un carnet rouge en disant : « En feuilletant ce carnet après six décennies, les souvenirs du Népal me reviennent en tête. Quelle émotion ! Le pays a sûrement changé depuis. Certainement, la géographie reste la même, mais l’urbanisation a progressé. » Au milieu du carnet, il avait collé un ancien billet népalais qui n’existe pas maintenant. Son passeport portait un visa délivré par le gouvernement Panchayat, système du monarque absolu. Ce qui est particulièrement intéressant pour nous. Un moulin à prières sur la table basse du séjour, une “machette népalaise”, il a ajouté : « Je l’ai achetée à la place Durbar de Katmandou, où réside la déesse vivante Kumari. »

Sur le mur de son séjour, était accrochée une photo du Bouddha géant de Bamiyan en Afghanistan, détruit plus tard par les Talibans. À l’époque de sa visite, la statue était endommagée mais pas encore détruite.

Voici son voyage de 1968 à ses mots :

Quand j’étais jeune, j’aimais voyager. Avant d’aller au Népal, j’avais visité l’Afghanistan vers 1966. Les civilisations religieuses et culturelles d’Asie m’attiraient naturellement.

À cette époque, le roi Mahendra du Népal avait visité Paris à l’invitation du président français Charles de Gaulle. Le Népal était alors considéré comme un pays très important pour la France en raison de sa position géopolitique : l’Inde au sud, le Tibet et la Chine au nord. Non pas seulement géopolitiquement, mais géographiquement aussi, la France a les Alpes, et le Népal a l’Himalaya. Lors de cette visite, des objets artisanaux népalais apportés par le roi Mahendra furent exposés au musée Guimet à Paris. Je me souviens que les Français avaient accueilli sa visite avec beaucoup d’intérêt et de douceur. Le nom du Népal évoquait une attraction particulière. Tout le monde avait entendu parler de l’Annapurna.

Je voulais visiter un pays unique, non touché par la modernité à l’époque.

En 1968, une grande manifestation étudiante eut lieu à l’université de la Sorbonne à Paris, réclamant la modernisation de l’éducation et l’autonomie des universités. J’étais également étudiant dans cette université. La police avait installé des barricades partout. Avec le soutien croissant des jeunes travailleurs, la situation s’est intensifiée et est devenue violente.

Profitant de cette occasion, mon ami et moi avons planifié un voyage au Népal. Nous n’avions pas beaucoup d’argent pour voyager. Nous faisions de l’auto-stop en levant le pouce pour indiquer notre destination. Nous étions des étudiants désireux de voyager avec un budget limité.

À cette époque, il n’y avait pas de vol direct de Paris au Népal. Nous avons voyagé via Paris–Le Caire–Bombay, puis Bénarès, ensuite Patna à la frontière indo-népalaise, et enfin Katmandou. Les vols étaient souvent perturbés. Après que l’Égypte eut pris le contrôle total du canal de Suez en 1956, la crise qui en résulta perturba les vols. Nous avons passé une journée au Caire, craignant que l’avion ne décolle pas, mais finalement, il a décollé.

Tous les voyages sont remplis de curiosité. Mais après être arrivés à Bénarès, la vue était déprimante : des foules de mendiants, de personnes handicapées, une acceptation silencieuse de la souffrance. L’atmosphère était désespérante. Très oppressante.

Mais dès notre arrivée à Katmandou, tout a changé. Des visages lumineux, de la musique, des rues résonnant de rires. Dès que je suis arrivé à Katmandou, j’ai vu un changement dans tout. Des visages rayonnants, de la musique, des rues remplies de rires. (C’était la période de la fête de Gai Jatra).

La déesse vivante Kumari résidait sur la place Durbar de Katmandou. Elle était portée dans un palanquin, mais son visage n’était pas visible. Pourtant, j’ai été émerveillé – un tel environnement, un tel respect. Une telle atmosphère. C’était comme si la lumière se posait sur l’ombre noire de ce voyage.

J’ai voyagé sur les cinq continents. Mais je n’ai jamais vu un écart culturel aussi profond que celui que j’ai ressenti entre Bénarès et Katmandou, à seulement quelques heures de trajet en bus. C’était un véritable choc culturel positif pour moi.

En France, nous avons aussi une figure symbolique représentant la France, une femme appelée “Marianne”. Elle est considérée comme une mère symbolique, unifiant la République française et ses citoyens. Elle est représentée sous forme d’œuvres d’art dans chaque municipalité. Bien qu’elle ne soit pas vivante, au Népal, il existe une déesse vivante, Kumari, qui symbolise presque la même chose.

Au Népal, la puissance féminine est vénérée, respectée. Bien que la déesse vivante soit choisie selon des traditions religieuses et des coutumes, je pense que l’identité symbolique du Népal est incarnée par ces déesses vivantes. Tout comme Marianne est l’identité nationale de la France, l’âme culturelle du Népal s’exprime à travers la déesse vivante.

Le Népal est également un pays unique en termes de tolérance religieuse, où hindous et bouddhistes rendent un culte commun au même endroit. Les adeptes des deux religions peuvent prier ensemble dans un même temple. C’est une leçon précieuse que le Népal peut offrir au monde – la tolérance religieuse et la coexistence culturelle, qui sont aujourd’hui d’une importance capitale.

La mémoire la plus précieuse de ce voyage a été lorsqu’un jour, en prenant un taxi pour Bhaktapur (anciennement Bhâdgâun), nous avons rencontré un moine bouddhiste marchant sur le chemin. Il tenait un moulin à prières. Nous l’avons accompagné jusqu’à Bhaktapur. Avant de partir, il m’a joyeusement offert un “moulin à prières”. L’objet sacré, posé sur la table, contient des mantras cachés à l’intérieur, mais je ne sais pas lesquels, bien qu’on croie qu’ils soient sacrés.

À ce moment-là, les rizières autour de Katmandou, Bhaktapur et Patan étaient magnifiques. La rivière Bagmati les traversait. Le long de la route, il y avait des sentiers en terre où l’on pouvait se déplacer à vélo. Des vélos étaient disponibles à la location. Les maisons en briques artistiques donnaient un aspect majestueux à ces villes. En vérité, ces villes étaient de véritables exemples de l’art. Les toits des temples étaient ornés de motifs splendides. Les temples de style Shikhara étaient particulièrement beaux.

Après avoir exploré Katmandou, Bhaktapur et Patan, nous nous sommes rendus dans la vallée de l’Annapurna, c’est-à-dire à Pokhara. À l’époque, il n’y avait pas de vols quotidiens entre Katmandou et Pokhara, seulement deux ou trois fois par semaine. Des avions de type “Dakota DC-3” étaient utilisés, ce sont des avions de petite taille utilisés pour transporter des soldats pendant la guerre. Les États-Unis avaient utilisé ce modèle d’avion pendant la guerre du Vietnam. Au Népal, ce type d’avion était sous la marque “Royal Nepal Airlines Corporation”. Les pilotes attachaient les sacs à l’avant avec des cordes, et les passagers s’asseyaient à l’arrière. Plus tard, le nom a été raccourci et est devenu simplement “Royal Nepal Airlines”.

Nous avons eu l’opportunité de voyager dans l’un de ces avions. Lorsque nous survolions Pokhara, le pilote a dit en anglais : “Il y a des bêtes qui sont en train de paître sur la piste d’atterrissage.” Il a effectué une manœuvre pour les disperser, puis l’avion a atterri. On a dit que ce sont des yaks. Les yaks avaient été apportés par des réfugiés tibétains, ou étaient-ils utilisés comme bétail ? Ou était-ce juste une confusion ? Je ne sais pas. Cependant, cette scène nous a paru étrange, car en France, nous n’avions jamais vu cela. La piste est divisée entre les bêtes et les avions.

Pokhara, à cette époque, semblait vraiment un paradis – entourée de verdure, de rizières luxuriantes, et au nord, la chaîne de l’Annapurna. Nous avons grimpé sur les neuf collines (Nau Danda) pour admirer le lever du soleil. Les collines étaient vertes, paisibles. Sur une île au centre du lac Phewa, se trouvait un temple Tal Baarahi, que nous avons atteint en bateau.

Le lendemain, nous avons commencé une randonnée depuis Sarangkot, traversant les collines de Nau Danda. Nous avons rencontré des agriculteurs locaux, très gentils et accueillants. Nous avons vu un village de réfugiés tibétains récemment arrivés du Tibet. Nous avons demandé à passer la nuit chez les villageois et ils nous ont accueillis chaleureusement, nous avons mangé leur nourriture locale.

Après ce voyage, nous sommes retournés à Paris. Le Népal m’est apparu comme un véritable paradis – le pays des dieux, le pays de l’Everest, le toit du monde, le pays des Himalayas. Un endroit où il y a plus de huit montagnes de plus de 8 000 mètres, où il y a des déesses vivantes, où la tolérance religieuse est au plus haut niveau, où les gens sont joyeux et heureux, sans trace de tristesse. (Cela date d’il y a six décennies, ne vous y trompez pas !)

J’ai partagé toutes ces expériences avec mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Aujourd’hui, mes petits-enfants grandissent aussi. Ma passion pour les voyages fait partie de la tradition familiale. Aujourd’hui, cette “tradition de voyage” a été transmise à mes enfants et petits-enfants, et même ma petite-fille Émilie a visité le Népal. Après le terrible tremblement de terre de 2015, elle y est retournée après avoir aidé à reconstruire une école détruite. Elle aussi montre une forte attraction pour le Népal. Ainsi, le Népal est devenu le pays de voyage de notre famille, un endroit ancré dans nos âmes.

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