Sauver la voie de migration des grues demoiselles du Népal
Par Rajendra N. Suwal

Des grues demoiselles volent vers le sud en automne, le long de la Kali Gandaki à Kagbeni, avec le mont Dhaulagiri en arrière-plan. Photos : RAJENDRA SUWAL
C’était à Kagbeni en 1980. Tout là-haut, dans le ciel bleu profond de l’Himalaya, une volée de gracieuses grues demoiselles volait vers le nord, portée par les vents de la vallée lors de leur migration annuelle à travers l’Himalaya. C’était mon jour de chance.
La Kali Gandaki, à cet endroit, forme la gorge la plus profonde du monde, encadrée par deux sommets de plus de 8 000 mètres : le Dhaulagiri et l’Annapurna I. Elle constitue un passage naturel pour les oiseaux migrateurs venus du plateau tibétain et de Sibérie, en route vers le sous-continent indien, et vice-versa.
Kagbeni est un site d’observation privilégié pour les oiseaux migrateurs. Je m’y suis rendu à plusieurs reprises pour apporter mon expertise à des tournages de la NHK et de la BBC. Jusque-là, je n’avais jamais vu de grues en personne ; je les observais uniquement sur Planet Earth: Mountains, diffusé sur Discovery Channel.
Les grues demoiselles sont la troisième espèce de grue la plus commune, après la grue du Canada en Amérique du Nord et la grue cendrée en Europe et en Asie. On en recense plus de 200 000 individus, et leurs migrations spectaculaires sont fascinantes à observer.

Encore une volée de Grues demoiselles volant vers le nord au printemps, utilisant les thermiques ascendants de la vallée du Kali Gandaki pour se hisser au-dessus des montagnes jusqu’au Plateau tibétain.
Elles se reproduisent dans les vastes steppes de Mongolie et de Russie, puis traversent le plateau tibétain et l’Himalaya pour hiverner dans l’ouest de l’Inde. Contrairement aux autres grues qui préfèrent les zones humides, les grues demoiselles choisissent des habitats relativement secs. Leurs nids, espacés d’environ 500 mètres, sont installés sur sol sec.
Avant la migration, les grues se rassemblent en groupes avec leurs oisillons. Celles venues de Mongolie et de Russie survolent le Népal et le Pakistan, parcourant près de 3 000 km dans un seul sens, avant de se regrouper dans l’ouest de l’Inde, où elles passent l’hiver en colonies.
Leur route les conduit à travers des habitats extrêmes : le désert brûlant du Gobi, le haut plateau tibétain, les sommets de l’Himalaya balayés par le courant-jet, les luxuriantes plaines du Gange et les zones agricoles de l’ouest de l’Inde.
Les études de télémétrie par satellite ont révélé un schéma migratoire cyclique : les grues survolent le Népal à l’automne et retournent en Mongolie au printemps. Lors de leur migration automnale, les ornithologues peuvent admirer d’élégantes formations de grues demoiselles franchissant les cols de haute montagne, survolant les gorges ou traversant le Teraï. Les agriculteurs népalais, habitués à ces scènes aériennes, les appellent « karyang kurung », en raison du son qu’elles produisent.
En 1972, une volée s’est même posée à Tundikhel, au centre de Katmandou. Plus récemment, j’ai pu en observer depuis mon bureau à Baluwatar en 2015, puis depuis ma maison à Chetrapati en 2016.
Mais pour ces oiseaux migrateurs, Kagbeni demeure une trajectoire de vol privilégiée, la vallée de la Kali Gandaki agissant comme un entonnoir à travers l’Himalaya. Le plus grand nombre que j’ai pu recenser s’élevait à environ 50 000 en 2004, contre seulement 5 000 en 2009.
Encore une volée de Grues demoiselles volant vers le nord au printemps, utilisant les thermiques ascendants de la vallée du Kali Gandaki pour se hisser au-dessus des montagnes jusqu’au Plateau tibétain.
Ces variations peuvent être dues aux conditions météorologiques, à la direction du vent ou à la visibilité. En cas de vents forts, les groupes descendent à des altitudes plus basses. Parfois, ils survolent l’Himalaya en étant portés par le courant-jet. En tant qu’aviateurs chevronnés, leur trajectoire dépend des vents arrière ou de face, des courants thermiques, des vents catabatiques et d’autres phénomènes météorologiques. Les thermiques situés à l’ombre des montagnes les aident à gagner de l’altitude.
Au Népal, les courants thermiques diurnes du sud de la vallée de la Kali Gandaki permettent aux oiseaux de s’élever au-dessus des montagnes. Les berges des rivières, les zones humides et les exploitations agricoles situées le long de la route migratoire leur offrent des haltes nocturnes propices.
Ces zones humides constituent des points de passage essentiels pour les oiseaux sur la voie de migration d’Asie centrale. En cas de mauvais temps, les oiseaux trouvent refuge dans les plaines inondables de Kagbeni et Larjung, au sein de la zone de conservation de l’Annapurna. Les terrasses cultivées de sarrasin leur fournissent par ailleurs une source de nourriture précieuse.
Malgré leur nombre, ces oiseaux ont besoin d’être protégés face aux nombreuses menaces qui pèsent sur leurs routes migratoires et leurs sites d’escale. Parmi ces menaces figurent l’empoisonnement par des semences traitées aux pesticides et les épidémies de maladies transmises par l’eau ou l’air.
En Mongolie, l’utilisation du rodenticide Bromadiolone a causé la mort de centaines de grues demoiselles, d’aigles des steppes, de faucons sacres et d’autres espèces. En novembre dernier, 37 grues demoiselles ont été retrouvées mortes à Jodhpur, en Inde, probablement après avoir ingéré des graines empoisonnées.
Dans la province de la Frontière du Nord-Ouest au Pakistan, la chasse constitue une menace majeure. Des poids métalliques attachés à des ficelles sont lancés pour capturer les grues volant à basse altitude au-dessus des cols. Les chasseurs utilisent parfois des grues vivantes comme leurres pour attirer et capturer d’autres oiseaux, voire pour les garder comme animaux de compagnie.
Il est essentiel d’assurer la protection des zones humides et des terres agricoles situées le long de la voie de migration asiatique, qui s’étend de la Russie, de la Mongolie, de la Chine et du Tibet jusqu’au Pakistan, au Népal et à l’Inde, afin de garantir la survie à long terme de ces oiseaux.
Selon une légende, le cousin du Bouddha tua une grue et fut profondément bouleversé lorsque la compagne de celle-ci pleura sa mort. Cette scène marqua sa vie et l’amena à suivre un chemin de non-violence et de compassion.
Le WWF mène une initiative appelée Asian Flyways Initiative, qui vise à sécuriser les trajets entre les sites de reproduction et d’hivernage des grues. La sensibilisation à des pratiques agricoles durables et le développement du tourisme ornithologique sont également des pistes prometteuses pour soutenir la conservation des grues demoiselles.
La désignation de 10 sites Ramsar au Népal, reconnus comme zones humides d’importance internationale pour la biodiversité, offre des haltes migratoires cruciales à de nombreuses espèces de canards, d’oies et d’échassiers.
Les grues demoiselles, quant à elles, ont besoin de vastes lits de rivières et de terres agricoles pour se reposer et hiverner. La Journée mondiale des oiseaux migrateurs, célébrée le 10 octobre, vise à sensibiliser et à mobiliser l’opinion publique en faveur de la préservation de ces oiseaux migrateurs légendaires.
10 octobre 2020
Rajendra N. Suwal est le responsable du développement des partenariats
WWF Népal.
(Article tiré du Nepali Times. Traduit par Dadi Sapkota et corrigé par Julie Sherman)