Les mystères de l’histoire – Maurice Herzog et Louis Lachenal ont-ils vraiment atteint le sommet de l’Annapurna ?

(L’alpiniste Maurice Herzog est porté à son arrivée à Paris en juillet 1950 après son ascension de l’Annapurna. © AFP)

Par Gilles Costaz

Tout n’a pas été dit sur la conquête de l’Annapurna. On sait que l’aventure ne s’est pas exactement déroulée comme Maurice Herzogl’a écrit. On sait aussi comment le conquérant blessé, dernier survivant, en a capté toute la gloire, les honneurs et le pouvoir. Célébré en héros national dans une France en quête de prestige, il a été nommé secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports sous De Gaulle, puis élu député, maire de Chamonix et membre du CIO. Ce que l’on sait moins, c’est que le duo a pu n’être jamais allé au sommet. Mais ce que l’on ignore par-dessus tout, c’est que derrière “Momo” le héros fabuleux, sourire éclatant et fine moustache façonClark Gable, se cache un odieux pervers, “le cannibale du sexe”. Dans Un héros, roman juste, récit de sa vie et de celle de son frère schizophrène, Félicité Herzog dresse un portrait guère flatteur de son père, pour qui “seuls primaient son rapport de séduction fatale avec les femmes et leur assujettissement absolu à sa légende”.

Quelles preuves a-t-on que la cordée de pointe est allée jusqu’au sommet ? Une phrase de Maurice Herzog écrite dans le livre officiel (1) : “Mais oui ! Un vent brutal nous gifle… nous sommes sur l’Annapurna à 8 078 mètres.” À l’époque, il n’y a pas d’altimètre enregistreur. Cinq photos ont été prises avec le Foca d’Herzog par Lachenal. On y voit le “vainqueur de l’Annapurna” posant debout sur l’arête, en dévers sous une corniche, brandir au bout de son piolet différents drapeaux (français, népalais, Club alpin et Kléber Colombes). Bizarrement, l’unique photo montrant Lachenal au sommet est floue. Surtout, sur aucune on ne voit le paysage environnant et le sommet. La description de la voie d’ascension, très imprécise, ne fournit guère de détails techniques. “On doute depuis l’origine, confie Yves Ballu, historien de la montagne. Ce qui, dans le milieu, est assez rare. La règle, c’est de laisser un souvenir là-haut, un cairn, pour attester son passage. Or, au sommet de l’Annapurna, il n’y a rien.”

Les cartes étaient fausses

Sans en apporter la preuve, Félicité Herzog suggère l’idée d’un “pacte inavouable”, “un mensonge de cordée” entre les deux hommes. La mousson allait arriver. L’expédition avait erré de vallée en vallée pendant des mois. Les cartes étaient fausses. Le 3 juin 1950, dans une course contre la montre, le duo décide d’aller au sommet, en pleine tempête, à partir du dernier camp, situé à 7 500 mètres. Louis craint pour ses pieds. “Si je m’en retourne, qu’est-ce que tu fais ?” lance-t-il. “Je continuerai seul”, lui répond Maurice, au point de laisser son compagnon devant un choix cornélien : le suivre et risquer la mort ou redescendre et manquer à ses devoirs de guide. Il choisit : “Alors, je te suis.” (1) Louis, au bout du rouleau, regardant “saint” Maurice, frappé par la vision de sainte Thérèse d’Avila, prêt à se jeter dans les bras de la mort, aurait pu tout aussi bien dire : “Si je prends la photo, est-ce que tu descends ? On est si près.” L’ascension de l’Annapurna ne serait donc qu’une imposture ?

L’Annapurna a coûté ses pieds à Lachenal, et une partie de ses orteils et de ses doigts à Herzog. Mais cette victoire est avant tout celle du chef. Elle avait été orchestrée de façon remarquable par le comité de l’Himalaya, dominé par la personnalité autocratique de Lucien Devies, comme une grandiose entreprise nationale. À l’origine du choix d’Herzog, gaulliste convaincu comme Devies, il y avait aussi un préjugé de classe. Les guides étaient des techniciens de la glace et du rocher, plus proches socialement de l’artisan rural que du gentleman alpiniste issu d’un milieu aisé.

Secrétaire du Club alpin, Herzog avait un poste de directeur chez Kléber Colombes : il avait été capitaine d’un bataillon qui a combattu les nazis, il était de l’étoffe dont sont faits les meneurs. Une nouvelle vie commence pour lui, qu’il va consacrer à mythifier sa flamboyante légende. Il va en écrire l’histoire, évitant les voix discordantes, aidé par le contrat d’exclusivité que les membres ont signé avant le départ. Et c’est avec ce trésor (droits du livre) que la plupart des expéditions nationales seront financées jusque dans les années 1970. Six mois après l’épopée, Paris Match montre Herzog avec son unique compagnon de cordée : un appareil photo Foca, “comme si la photo s’était prise toute seule” (2). C’est ainsi que commença l’insidieux processus qui allait conduire à éliminer Lachenal, moins facile à trouver dans la montagne de Chamonix que “Momo” dans les salons parisiens.

“Rongé par les puces”

Pour Lachenal, il n’y eut pas de renaissance miraculeuse. Conduire vite devient une passion dévorante. Il enrage de voir la légende s’écrire sans lui et d’être présenté comme un esprit dérangé, alors que c’est lui qui a arraché Maurice à l’extase et l’a forcé à redescendre. Meurtri dans ses chairs, comment pouvait-il supporter le poids d’un mensonge lié à un renoncement, cent mètres avant le sommet ? “Même s’il n’a eu que des miettes de la gloire, le raz-de-marée de notoriété était énorme, explique Yves Ballu. C’est compliqué de redescendre d’un piédestal. On peut penser que Herzog, avec ses talents de séducteur, savait contenir ses impulsions.” Lachenal disparaît le 25 novembre 1955, dans une crevasse de la vallée Blanche. Maurice devient tuteur de ses deux fils et contrôle, avec Devies, la publication de ses mémoires posthumes, les expurgeant de toute fausse note.

Le couvercle de la censure tiendra jusqu’à ce que, en 1996, les éditions Guérin publient l’original du journal de Lachenal et Herzog, Carnets du vertige, qui révèle les souffrances de Lachenal, mais aussi les réussites et les erreurs du groupe. Herzog est décrit comme résistant, mais piètre organisateur. On y trouve également l’humble réalité de la vie ainsi que les turpitudes du quotidien. À Karachi, dans une bergerie avec des musulmans : “Impossible de fumer leur pipe, car je mange du porc.” Lors de la retraite : “Je suis rongé par les puces” ; “grosse envie de chier que j’ai pu satisfaire dans une boîte” ; “j’ai les couilles écrasées contre le dos des porteurs”. Ce que Louis tenait aussi à exprimer, c’était une vision de l’alpinisme : “La montagne n’était pas mon occupation du dimanche, c’était ma vie à moi.” Or, pour “saint” Maurice, la conquête de l’Annapurna était plus que cela, une mission divine qui engageait l’honneur national. L’euphorie mystique qui s’est emparée de lui au sommet ne le quittera plus jamais. Plus jamais il ne redescendra de son piédestal.

La statue se fissurait

La publication des nouveaux Carnets du vertige coïncide avec celle de la biographie de Gaston Rébuffat par Yves Ballu. Le guide marseillais de “Cham'” supportait mal cette épopée nationale aux accents guerriers, à l’opposé de sa philosophie hédoniste de la montagne. Herzog s’était gelé les mains, parce qu’il avait perdu ses gants et qu’il n’a pas pensé à utiliser une paire de chaussettes dont il disposait dans son sac. “Ah, tout aurait été différent si Maurice, au lieu de perdre ses gants, avait perdu ses drapeaux ! Si un jeune va au Mont-Blanc, perd ses gants et se gèle, on dit que c’est un imbécile qui n’a que ce qu’il mérite. Et l’autre, à l’Annapurna, il devient ministre.” (3) Ballu raconte que, dès 1951, Lachenal voulait rompre le serment du silence. Il avait préparé son propre récit de l’expédition. Le Monde accepta de le publier, mais, informé, le Comité de l’Himalaya menaça de le virer de l’École nationale de ski et d’alpinisme. Et lorsqu’il s’adressa à L’Humanité, une lettre recommandée d’Herzog arrêta la publication. Témoin essentiel, Philippe Cornuau, alpiniste et journaliste, fut le nègre de Lachenal. Il pensait que le duo n’avait pas atteint le sommet, mais il est mort avant de s’en expliquer.

Toutes ces révélations démythifièrent l’exploit et réhabilitèrent les trois guides (Lachenal, Rébuffat et Terray), royalement oubliés. La statue se fissurait, mais cela n’empêcha pas Maurice de dormir sur ses deux oreilles ni de réécrire l’histoire, sans aucun scrupule, puisque la société le tenait en estime. La sortie de L’autre Annapurna rallume les braises. Le livre, très prétentieux, est tourné en ridicule par la presse, à l’exception du Figaro. Maurice se pose en martyr de son triomphe et change de version. Il ne s’est pas gelé les doigts car ses gants lui ont échappé sur la pente, il les a perdus parce qu’il a raclé la neige à mains nues pour retrouver les souliers dans la crevasse et aider ses compagnons. De ses mains mutilées, il fait son bâton de maréchal. Il avait cette façon impudique de les exhiber, comme pour les rendre comparables aux stigmates du Christ. Sans doute devait-il en passer par là pour supporter sa condition.

“Un sexe bien dur qui te fera jouir”

En 2006, Guérin publie une enquête du journaliste David Roberts qui restitue toute la complexité de cette expédition, sans pour autant tailler en pièces la légende. Avec le livre de Félicité Herzog, l’histoire prend une autre dimension. Son approche du versant intime révèle la face sombre du séducteur forcené. À côté, DSK est un saint ! “Le processus commença par les filles au pair, un lent manège d’Anglaises et d’Autrichiennes. […] Les vestales montaient la garde auprès de ce moloch de l’Himalaya […], consacrant leurs talents aux manifestations célébrant sa gloire, pour être tôt ou tard supplantées par une nouvelle adoratrice pleine d’énergie, touchée par la grâce d’un être si valeureux. Maurice n’est plus un père le jour où il murmure à l’oreille de sa fille, âgée de 13 ans, alors allongée comme une sirène sur un rocher : Tu verras, ma petite, comme toutes les femmes, c’est cela que tu aimeras, un sexe dur qui te fera jouir.” Il prend des clichés. Lorsque sa nouvelle femme les découvre, elle lâche : “Non, non, Maurice… Maurice… Non, pas ta fille !” Scène primitive rude. Félicité, que nous avons rencontrée, explique : “Il ne se rendait plus compte des limites. Il était dans la transgression permanente.”

Herzog a toujours nié avoir embelli ou falsifié les faits, ou encore exercé la censure. À 93 ans, le héros malmené s’est muré dans sa légende dorée, soutenu par un cercle d’inconditionnels, pas toujours de bon conseil, qui auraient mieux fait de le dissuader d’écrire, et par de bonnes fées qui perpétuent la légende. À l’image de la biographie de Catherine de Baecque, championne de lancer de marteau au destin brisé, que Maurice a fait “renaître à la vie”. Elle est sa “petite Katia”, “sa fille de coeur”. Beaucoup y ont vu l’oeuvre d’une concubine à la botte d’Herzog. Interrogée, Catherine, qu’un demi-siècle sépare de Maurice, décrit un amour filial et se défend d’avoir couché avec l’intéressé. Son livre n’a pas été apprécié par l’entourage de Maurice Herzog. Celui de Félicité réveille les consciences. Véritable cri du coeur ultime et sincère pour ce père qui l’a abandonnée, le livre de Félicité a le mérite de rétablir une certaine vérité et de révéler les ravages du culte du héros.

(1) Annapurna, premier 8 000

(2) Une affaire de cordée

(3) Les années montagne, une histoire d’alpinisme au XIXe siècle

À lire

Un héros par Félicité Herzog, roman, Grasset, 2012.

Maurice Herzog, le survivant de l’Annapurna, par Catherine de Baecque, Arthaud, 2012.

Les années montagne, une histoire d’alpinisme au XIXe siècle, par Jean-Michel Asselin, Glénat, 2012.

La conjuration du Namche Barwa, roman, d’Yves Ballu, Glénat, 2009.

L’autre Annapurna de Maurice Herzog, Robert Laffont, 1998.

Annapurna, une affaire de cordée de David Roberts, Guérin, 1996.

Les carnets du vertige de Louis Lachenal et Gérard Herzog, Guérin 1996.

Annapurna, premier 8 000 de Maurice Herzog, Arthaud, 2005.

Prochain épisode des mystères de l’histoire : Simone Weber, la diabolique de Nancy

http://www.lepoint.fr/culture/les-mysteres-de-l-histoire-maurice-herzog-et-louis-lachenal-ont-ils-vraiment-atteint-le-sommet-de-l-annapurna-30-08-2012-1500776_3.php

L’alpiniste Maurice Herzog est porté à son arrivée à Paris en juillet 1950 après son ascension de l’Annapurna. © AFP

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