Une si pesante image

Par Pauline Auzou

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Aux Rencontres d’Arles, l’artiste chilien Alfredo Jaar présente actuellement une installation intitulée “Sound of Silence”. Elle s’appuie sur la photo mythique de Kevin Carter. Le public entre dans une caisse noire où défile en silence sur un écran un texte racontant la vie de ce photographe sud-africain. Des flashs violents viennent subitement interrompre l’obscurité silencieuse pour révéler la photo de cet enfant soudanais affamé, guetté par un vautour qui valut à Carter en 1994 un prix Pulitzer et un suicide.

Le Sud-Africain Kevin Carter est âgé de 33 ans quand il entre dans l’histoire du photojournalisme avec cette image. Depuis plusieurs années déjà, il travaille comme photoreporter, notamment au sein du Bang-Bang Club, association de quatre photographes qui ont documenté la transition de l’Afrique du Sud à la fin de l’apartheid.

En mars 1993, accompagné d’un membre du Bang-Bang ClubJoao Silva, Kevin Carter se rend au Soudan pour enquêter sur la guerre civile et la famine qui frappe le pays. Avec d’autres photographes, il arrive dans le village d’Ayod. Il tombe sur un enfant squelettique qui se traîne péniblement jusqu’au centre d’approvisionnement alimentaire voisin.

SOUDAIN, UN VAUTOUR VIENT SE POSER DERRIÈRE LUI

Soudain, un vautour vient se poser derrière lui. Carter a devant lui un symbole fort de la misère qui sévit dans la région et il déclenche son appareil. Il attend alors une vingtaine de minutes espérant que le charognard déploie ses ailes et accentue encore plus la force de cette image. En vain. Il va ensuite chasser le vautour avant de parcourir un ou deux kilomètres et s’effondrer en larmes.

Quand Joao Silva retrouve son ami, Kevin Carter est sonné. Vingt ans après, il raconte : “Il était clairement désemparé. Pendant qu’il m’expliquait ce qu’il avait photographié, il n’arrêtait pas de montrer du doigt quelque chose qui avait disparu. Il n’arrêtait pas de parler de sa fille Megan, il avait hâte de la serrer dans ses bras. Sans aucun doute, Kevin a été très affecté par ce qu’il avait photographié, et cela allait le hanter jusqu’à la fin de ses jours.”

Le 26 mars 1993, Le New York Times publie la photo et l’impact de l’image est immédiat. Le journal reçoit alors quantité de courriers pour connaître le sort de l’enfant sur l’image si bien qu’un éditorial doit être rédigé quelques jours plus tard pour informer que l’enfant a pu regagner le centre mais que l’on ne sait pas s’il a survécu.

UNE SALVE DE CRITIQUES ACERBES

Un an après cette prise de vue, le 12 avril 1994, Nancy Buirski, alors rédactrice photo au New York Times, appelle Kevin Carter pour lui annoncer qu’il vient de remporter le prix Pulitzer grâce à cette photographie. Ce prix prestigieux apporte à Kevin Carter une reconnaissance de ses pairs en même temps qu’une salve de critiques acerbes. La plupart portent sur l’éthique du photographe dans une situation pareille. “L’homme qui n’ajuste son objectif que pour cadrer au mieux la souffrance n’est peut-être aussi qu’un prédateur, un vautour de plus sur les lieux”, écrit le St. Petersburg Times, quotidien publié en Floride. Beaucoup se demandent à voix haute pourquoi Carter n’a pas aidé l’enfant.

En 2011, Alberto Rojas, photojournaliste pour le quotidien espagnol El Mundo, s’est rendu à Ayod. Obsédé par cette image, il s’était mis à chercher des informations sur elle. Il n’avait trouvé que des écrits accablant Kevin Carter, faisant croire qu’il avait laissé mourir l’enfant. Son enquête allait peut-être lui faire justice.

Rojas commença par parler avec son ami, le photographe espagnol José Maria Luis Arenzana, lui aussi présent dans ce camp en 1993. Son témoignage fut la clé qui marqua un tournant dans les recherches de Rojas. Arenzana avait réalisé une photographie similaire. Pour lui, le bébé sur la photo de Carter n’était pas seul, il était à quelques mètres du centre de soins, près de son père, de personnels médicaux. Le bracelet en plastique interpella aussi Rojas car cela constituait un signe évident de prise en charge du bébé par une organisation humanitaire. Cette information pouvait “laisser espérer que l’enfant avait survécu à la famine, au vautour et aux mauvais présages des lecteurs occidentaux”. Il continua son enquête en rencontrant des employés de Médecins sans frontières qui travaillaient sur place à l’époque. Puis il se rendit sur les lieux.

Au terme d’une enquête de plusieurs jours, il rencontra le père de l’enfant immortalisé par Kevin Carter. Dans le petit village, personne n’avait jamais vu la photo et ne savait qu’elle avait fait le tour du monde. La présence du vautour, tant décriée en Occident, ne frappait personne : ils étaient très nombreux dans la région. L’enfant avait effectivement survécu à la famine mais était mort quatorze ans plus tard des suites de fièvres intenses provoquées par une crise de paludisme.

Grâce à Alberto Rojas, on sait désormais que le petit garçon n’est pas mort de faim, abandonné à son sort par un charognard de l’image. Justice est rendue. Mais Kevin Carter n’est plus là pour en profiter. Le 27 juillet 1994, trois mois donc après l’attribution de son prix, le Sud-Africain s’est donné la mort en s’empoisonnant dans sa voiture. Sur la note qu’il a laissée, il évoque “les souvenirs persistants de massacres et de cadavres” qui le hantaient. Rien sur l’enfant soudanais et le célèbre rapace. C’est pourtant cette image et le paradoxe du photoreporteur qu’elle incarne aujourd’hui encore que Kevin Carter symbolise : observer immobile l’horreur pour mieux la combattre.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/26/une-si-pesante-image_3454254_3246.html#SVLADxgjjijj20rc.99

LE MONDE | 26.07.2013 à 17h34

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