Tension sur l’Everest – exploration de failles culturelles entre Sherpas et Européens
● Valentin Cadiot
J’ai le plaisir d’accueillir une contribution de Valentin Cadiot qui vient de rédiger un remarquable mémoire de fin d’études à l’Inalco sur La place de l’interculturel dans la formation de guides de haute-montagne tibétains.
Il revient ici sur un incident violent qui a opposé en avril dernier deux alpinistes européens à des Sherpas .
Bagarre sur le toit du monde
Le 27 avril 2013, il s’est produit un événement très inhabituel en Himalaya. Sur les pentes de l’Everest, au camp 2 situé à 7200 mètres d’altitude, deux des alpinistes les plus connus mondialement, l’Italien Simone Moro et le Suisse Ueli Steck, ont été pris dans une violente rixe avec des Sherpas népalais (par convention, nous mettons une majuscule à Sherpa pour différencier l’ethnie tibéto-birmane ainsi désignée, du métier de sherpa : les Sherpas auxquels il est fait référence dans cet article sont à la fois Sherpas d’ethnie et de métier).
La cause de cet incident provient du comportement des deux Occidentaux lancés dans une ascension ayant pour but d’ouvrir une nouvelle voie et grimpant sans Sherpa. Ainsi, les alpinistes n’ont pas suivi les conseils des Sherpas qui leur demandaient d’attendre qu’ils aient fini de sécuriser la voie avec des cordes fixes. Ils ont continué leur ascension malgré l’avertissement, ce qui a provoqué une chute de glace sur les Sherpas et blessé l’un d’entre eux au visage.
Plus tard dans la journée, alors que les deux alpinistes étaient installés dans leur tente au camp 2, un groupe de plusieurs dizaines de Sherpas en colère se sont rassemblés pour les attaquer, si bien que – d’après les témoignages de guides népalais recueillis par l’auteur de cet article – les deux hommes ont dû s’enfuir du camp 2 pour être rapatriés et qu’Ueli Steck a dû passer la nuit à l’hôpital.
Des conflits interculturels grandissants
Le caractère démesuré de cet événement n’est pas anodin et illustre parfaitement la situation actuellement vécue dans l’Himalaya, notamment coté népalais par les Sherpas. Au-delà de la raison qui a déclenché ces violences – le fait d’avoir doublé les Sherpas et d‘avoir fait tomber de la glace sur eux – cette malencontreuse histoire illustre un réel choc entre deux cultures.
Plus profondément, trois dimensions peuvent expliquer cet incident entre les Sherpas et les deux alpinistes :
D’abord, cet incident met en scène des représentations de la montagne différentes. Tandis que les deux alpinistes étaient sur l’Everest pour réaliser une performance sportive, les Sherpas étaient, eux, sur leur lieu de travail et avaient pour mission de sécuriser la voie normale d’ascension de l’Everest en installant des cordes fixes sur l’itinéraire à suivre afin que leurs clients (principalement occidentaux) puissent monter plus facilement et avec une sécurité maximale.
- Les deux groupes n’étaient donc pas sur l’Everest pour les mêmes raisons : les alpinistes européens étaient là pour leur plaisir dans une démarche d’exploit sportif, alors que les Sherpas étaient là dans un cadre professionnel et avec d’importantes responsabilités. Cette notion de plaisir a son importance car elle accentue la différence entre les Européens et les Népalais. Les Sherpas ne vont pas souvent en montagne par plaisir.
Ensuite, les deux groupes n’ont pas la même culture technique. Ueli Steck et Simone Moro tentaient d’ouvrir une nouvelle voie sur l’Everest, sans engager de sherpa et en voyageant léger. Leur stratégie consistait à avancer à deux et rapidement, alors que les Sherpas sont dans une logique d’expédition lourde : ils passent du temps en altitude, font des aller-retours entre les différents camps, transportent du matériel de l’un à l’autre et sécurisent au maximum la voie pour leurs clients.
- Les méthodes d’ascension étaient donc complètement différentes : la cordée européenne essayait de reproduire des techniques d’alpinisme (propres aux Alpes) dans un milieu où l’on pratique davantage l’himalayisme.
Enfin, il faut constater un ressentiment grandissant des Sherpas envers les Occidentaux. Les Sherpas ont une très grande expérience en tant qu’himalayistes, souvent bien meilleure que celle de nombreux guides occidentaux. Pourtant, ce sont ces mêmes guides occidentaux qui supervisent les expéditions alors que les Sherpas sont souvent renvoyés au statut de simple porteur, un rôle plus secondaire. Cette situation crée un manque de reconnaissance ressenti par les Sherpas, accompagné d’un ressentiment envers les Occidentaux.
Ce ressentiment est d’autant plus fort que les Sherpas acceptent de moins en moins de ne toucher qu’une toute petite partie des frais engagés par leurs clients pour gravir l’Everest (rappelons que les expéditions commerciales sur l’Everest coûtent entre 50 000 et 75 000 dollars par personne), alors qu’ils sont des acteurs déterminants dans les réussites de ces expédition.
- Simone Moro évoque cette situation dans un entretien après son rapatriement : « La relation entre les Sherpas et les Occidentaux a beaucoup changé. Je pense que les Sherpas sont conscients de la quantité d’argent investie dans tout cela et ils n’acceptent plus que ce ne soit pas pour eux. » Conscients des enjeux économiques, les Sherpas vivraient donc comme une situation injuste le fait de ne pas toucher davantage d’argent de la part des Occidentaux. Ce ressentiment ne pouvait que s’accentuer en croisant les deux Européens qui n’employaient aucun sherpa pour réaliser leur ascension.
La complexité des relations entre Sherpas et Occidentaux
Par ailleurs, dans ce même entretien, Simone Moro évoque l’éventuelle « jalousie » des Sherpas envers lui et Ueli Steck. Pourtant, il ne s’agit pas là d’un problème de jalousie dû à la performance sportive du Suisse et de l’Italien, mais davantage d’un problème d’égo et de face.
Selon un guide népalais (également président de l’association des guides de montagne du Népal), il y a eu un problème d’égo de la part des Sherpas, mais aussi des Occidentaux. Les Népalais qui se sentaient investis de la mission de sécuriser la montagne ont été décontenancés de voir que des alpinistes n’avaient pas besoin d’eux pour gravir l’Everest. Les deux Européens prenaient un peu de haut les Sherpas en les doublant, évoquant la pression exercée par les nombreux médias qui suivaient de près leur ascension.
Dans l’article qu’il consacre à cet incident, Le Monde cite ainsi la réaction de Henri Sigayret, 79 ans, alpiniste français vivant depuis vingt ans au Népal, qui commente le comportement des deux alpinistes venus faire une ascension en solo sur le terrain des Sherpas:
« Imaginez une zone de travaux interdite. Un conducteur dans une voiture de sport passe en criant : « On est plus rapides. » C’est de la goujaterie ! »
Le journal mentionne également le point de vue d’un Népalais, Lakpa Sherpa:
« J’entends souvent mes collègues occidentaux dire que les sherpas méritent mieux. Mais que sont-ils prêts à donner en plus ? Plus d’argent, plus de bénéfices, plus de gloire ? Peut-être qu’ils devraient commencer par plus de respect. »
Ce malaise entre les Sherpas et les Occidentaux est aussi dû à des problèmes de communications évidents, entre autre liés à des problèmes directement linguistiques. En effet, d’une manière générale, bien qu’il puisse être profitable au bon déroulement des expéditions commerciales, l’avis des Sherpas n’est pas souvent pris en compte dans les processus de décision des chefs d’expédition occidentaux. Ce manque d’écoute de la part des Occidentaux est par ailleurs aggravé par des problèmes linguistiques, car les chefs d’expédition sont peu nombreux à parler couramment le népali et les Sherpas n’ont pas toujours un anglais courant.
Les grandes expéditions accentuent de plus en plus ces phénomènes d’incompréhension et de mésentente entre les Sherpas et les Occidentaux. En particulier sur l’Everest où les expéditions se multiplient et brassent énormément d’argent. Les alpinistes sont chaque année plus nombreux à se lancer à l’assaut du toit du monde : en 2004, ils étaient 320 à avoir réussi l’ascension de l’Everest ; en 2012, ils étaient 546, dont la moitié des Sherpas (source ici). Le fait qu’il y ait autant de personnes sur une même montagne est un facteur important de conflits. Cette situation favorise les risques interculturels déclenchés par la tension entre les revendications et les attentes des Sherpas face aux attentes des alpinistes occidentaux.
Tout juste diplômé d’un master en communication interculturelle à l’Inalco, Valentin Cadiot a également des expériences professionnelles au Japon, en Inde, en Chine et au Népal. Passionné d’alpinisme, il s’intéresse notamment aux conséquences des rencontres interculturelles en haute-montagne.
Source- http://gestion-des-risques-interculturels.com