Sylvain LEVI

1863 – 1935

par André CHOURAQUI

Extrait de L’alliance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine
PUF1965, pp.203-214

Après la mort de Narcisse Leven, survenue en 1915, l’Alliance Israélite Universelle resta pendant cinq ans sans président. Le neveu de Charles Netter, le Dr Arnold Netter qui, depuis 1889, faisait partie

du Comité central, assura l’intérim en qualité de vice-président. Le 27 juin 1920, le Comité central élut Sylvain Lévi comme président de l’oeuvre (1).

De souche alsacienne, Sylvain Lévi est né à Paris le 28 mars 1863. Ses aïeux étaient établis aux environs de Niederbronn dans le Bas-Rhin depuis des siècles : petits propriétaires, ils vivaient de quelques hectares de vignes et d’un moulin à huile.
La famille de Sylvain Lévi était pieuse et pratiquante, sans étroitesse pourtant. Il racontait volontiers l’anecdote de sa grand-mère qui, un samedi matin, s’énerva devant son four éteint : la voisine qui se chargeait de l’allumer se faisait attendre. Alors la vieille dame frotta l’allumette, la jeta dans le foyer et dit aux siens : “Après tout, je ne puis croire que Dieu attache à ces bêtises une telle importance.”

Sylvain Lévi fit de brillantes études au lycée, puis à l’université. Il songea d’abord à se spécialiser dans l’hellénisme, mais en 1882, sur une suggestion d’Ernest Renan, il se fit inscrire au cours de sanscrit que donnait à l’École des Hautes Études Abel Bergaigne, un maître auquel il garda toute sa vie une profonde reconnaissance. Dès lors, sa vocation d’orientaliste est fixée. Il passe l’agrégation en 1883, devient membre de la Société Asiatique et obtient en 1884 une bourse de voyage pour explorer à Londres les manuscrits indiens de l’India Office. A la mort de Bergaigne, en 1888, Sylvain Lévi, âgé alors de vingt-cinq ans, fut chargé du cours de sanscrit à la Sorbonne. En 1894, il obtient la chaire de “Langue et Littérature sanscrites” au Collège de France.

Après avoir soutenu une thèse de doctorat sur le théâtre hindou, Sylvain Lévi s’oriente, en historien, vers des travaux d’érudition.
En 1897, une première mission scientifique l’amène aux Indes. Dès lors, une partie de sa vie se passe en Extrême-Orient : il parcourt la Chine, le Siam, le Viet-Nam, le Népal, le Japon, et y noue des amitiés au nom de la France qu’il représente. En 1926-28, il est chargé de la fondation et de la direction de l’Institut franco-japonais à Tokio.

Historien du bouddhisme, Sylvain Lévi a influencé l’orientation des indianistes et des sinologues, aussi bien en Orient qu’en Occident. Avec bonté et intérêt, il se consacre à ses étudiants et travaille à l’expansion des relations culturelles entre la France et l’Extrême-Orient (2).

Biographie de Sylvain Lévi
1863: Naissance le 28 mars à Paris. Son père, Louis Philippe, est casquettier rue des Blancs-Manteaux.
1873: Entre en classe de 6e au lycée Charlemagne.
1883: Agrégation de lettres ; à la rentrée 1883-1884, il est élève d’Abel Bergaigne au cours de langue sanskrite de la IVe section de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) où il est allocataire.
C’est à cette époque qu’il est le précepteur des enfants du grand rabbin Zadoc Kahn
1886: Maître de conférences pour la langue sanskrite à la IVe section de l’EPHE, puis pour les religions de l’Inde à la Ve section de l’EPHE.
1890: Doctorat d’État ès Lettres ; thèse principale : Le Théâtre indien.
1894: Élu professeur titulaire de la chaire de langue et littérature sanskrite du Collège de France.
1897: Première mission d’une année en Inde, au Népal et au Japon ; retour par la Russie via la Sibérie.
1898: Lettre publique adressée à la Ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen en faveur ducapitaine Dreyfus. Entre au comité central de l’Alliance israélite universelle (Paris).
1913: Mission à Saint-Pétersbourg pour étudier les manuscrits tokhariens.
1918: Membre du Comité français d’études sionistes : mission en Égypte, Syrie et Palestine ; puis mission aux États-Unis.
1919: Représentant de l’Alliance israélite universelle à la Conférence de la paix de Versailles ; siège dans la commission des affaires de Palestine.
1920: Élu président de l’Alliance israélite universelle.
1921: Seconde mission de longue durée en Inde, au Népal et en Extrême-Orient (Indochine, Japon, Chine) ; retour par la Mandchourie et la Russie soviétique en 1923.
1927: Séjour au Japon où vient de s’ouvrir, à son initiative, la Maison franco-japonaise.
Création à son initiative de l’Institut de civilisation indienne attaché à la faculté des lettres de l’université de Paris.
1928: Troisième séjour au Népal. Élu président de la Société asiatique.
1933: Allocution au Palais du Trocadéro : Protestation au nom de la France contre les persécutionsantisémites.
1934: Vice-président de l’Institut d’études japonaises, Paris.
1935: Meurt le 30 octobre à Paris, lors d’une réunion de l’Alliance israélite universelle.

Profondément Français, Sylvain Lévi s’est toujours intéressé aux destinées du judaïsme. Bien que dégagé de toute croyance, étranger à tout esprit de “tradition”, il rejoint les rangs de l’Alliance Israélite Universelle sur l’invitation des grands rabbins Zadoc Kahn et Israël Lévi. Son coeur s’émeut de compassion lorsqu’il découvre les réalités de l’histoire juive ; dans une certaine mesure, il se sent solidaire des juifs partout persécutés qui, eux, n’avaient pas eu le privilège de naître comme lui en France ; universitaire français, il avait le désir de répandre la culture et la civilisation françaises parmi les éléments les moins évolués du judaïsme à l’étranger.

Ainsi Sylvain Lévi représente fidèlement son époque. Il appartient à cette génération de juifs français – ou plutôt de Français de confession israélite – qui voyaient dans l’assimilation la solution de tous les antagonismes religieux et raciaux. Il espérait qu’une intégration progressive des juifs dans la vie nationale de leurs pays respectifs pourrait mettre fin aux pogromes. Cette évolution se présentait selon lui sous un double aspect : il fallait que les juifs fussent acceptés sur un pied d’égalité en tant qu’élément de l’ensemble national ; il fallait aussi qu’ils se montrassent disposés à s’y intégrer. Sylvain Lévi savait que cette intégration n’était possible que là où l’idée moderne de patrie s’était substituée à la notion moyenâgeuse d’un État fondé sur des concepts religieux ou raciaux ; elle n’était possible que là où les juifs vivaient dans une société ayant atteint un degré de civilisation et de culture comparable au leur. Ailleurs, il faudrait sans doute attendre qu’une évolution intérieure, inévitable, provoque les métamorphoses nécessaires. Lévi ne doutait ni de la bonté des nations, ni du progrès dont le dogme inspirait le siècle.

Si Sylvain Lévi avait vécu assez longtemps pour connaître l’occupation allemande et les lois racistes du gouvernement de Vichy, aurait-il cessé de croire possible l’intégration des juifs dans le monde occidental ? C’est là une question qui demeure sans réponse.
Il a pourtant suivi avec anxiété les débuts de la persécution hitlérienne en Allemagne. En 1933, quelques mois après la prise du pouvoir par Hitler. Dans un discours prononcé à l’occasion du centenaire de la naisance de Narcisse Leven, Sylvain Lévi avertit les élèves de l’École Normale des difficultés qui les attendaient, non seulement en Europe, mais encore au Proche-Orient où l’antisémitisme s’organisait, répandu par des agents allemands. Sa foi dans la mission de la France pour la défense des opprimés reste entière : il fait appel aux élèves de l’École Normale Israélite Orientale pour qu’ils portent témoignage de l’esprit humanitaire de la France (3). En 1934, aux journées de l’Alliance, de plus en plus angoissé, Sylvain Lévi cherche à scruter le sens des événements ; la persécution réveillerait-elle la force morale du judaïsme français et du judaïsme universel ? L’Alliance pourra-t-elle remplir son rôle qui consiste à être

“devant la conscience humaine, en face de nos adversaires, la voie du judaïsme universel exprimée dans ce langage de raison et de clarté qui est le langage de notre ‘douce France’ “(4).

Ainsi, Sylvain Lévi représente d’une manière très caractéristique l’intellectuel juif français intégré, fidèle au judaïsme. Crémieux et. Narcisse Leven furent encore proches de l’émancipation, ils participèrent passionnément à la lutte. Sylvain Lévi, lui, c’est la nouvelle génération, celle qui est née émancipée, qui n’a plus à lutter pour ses droits. Chez lui, pas de complexes. A un moment de l’histoire, qui est pourtant une époque de crise politique pour les masses juives d’Europe orientale et de crise morale pour le judaïsme occidental, Sylvain Lévi représente ce type de juif équilibré qui pense que la fidélité à la France d’une part et l’amour du judaïsme d’autre part ne posent pas de problème.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’attitude de Sylvain Lévi à l’égard du sionisme (5). En juillet 1918, lors d’un voyage en Palestine (6), Sylvain Lévi écrit un article intitulé Une Renaissance juive en Judée publié par la Ligue des Amis du Sionisme (7). Après une description objective des premières réalisations sionistes, après avoir souligné l’importance de la renaissance de l’hébreu, Sylvain Lévi exprime ses doutes et ses craintes : ces Levantins de la Méditerranée, ces Orientaux de l’Europe continentale qui lancent le mot d’ordre d’une renaissance nationale

“ont vécu dans des Étals amorphes, dans des agglomérations sans cohésion profonde, nées au hasard des guerres, prêtes à s’effondrer au hasard des guerres ; dans de pareilles sociétés, la nation est avant tout un groupe confessionnel : nation grecque, nation latine, nation arménienne, sont dans le Levant des rubriques d’Église, tout comme Russe signifie orthodoxe et Polonais catholique romain à l’est de la Prusse luthérienne. La nation juive serait alors l’ensemble des croyants de la synagogue. En fait, depuis près de deux mille ans, les juifs ont cessé de former un État : la communauté de croyances et de pratiques a maintenu seule leur unité dans la Dispersion. Mais le réveil actuel entend bien se désintéresser de la religion”(8).

Ainsi Sylvain Lévi se méfiait du levantinisme que ne cesse de dénoncer aujourd’hui David Ben Gourion. Il était encore plus hostile à l’immigration des éléments russes

“travaillés par l’esprit d’anarchie et de lâcheté qui s’est incarné dans le bolchevisme” (9)

. Il craignait aussi la réaction des musulmans

“susceptibles d’un réveil de fanatisme au contact des Lieux Saints où survit encore un peu de l’esprit des Croisades…” (10).

Cet article est assez caractéristique de l’attitude de Sylvain Lévi à l’égard du sionisme : il n’était pas opposé à l’exode graduel et aussi prompt que possible des juifs persécutés, mais il ne pensait pas que le sionisme pût constituer une réponse adéquate et suffisante à la question du transfert des juifs de l’Est dont il était surtout question au lendemain de la première guerre mondiale : la Palestine ne lui paraissait alors offrir que des possibilités très limitées. La constitution d’un État juif en Palestine lui semblait pleine de dangers à cause de l’hostilité redoutable du monde arabe. Enfin, à ce Français juif, si éloigné de la tradition juive, le sionisme, dans la mesure où il lui paraissait inspiré par un désir de “retour aux sources”, par le rêve presque messianique d’un reflux vers Jérusalem, semblait une sorte de paradoxe historique.

Telle fut la position personnelle de Sylvain Lévi à l’égard du sionisme ; il faut la juger à la lumière de son époque : elle était partagée par l’immense majorité des juifs français, anglais ou américains. Nous reviendrons plus loin sur son attitude officielle au sujet de la fondation du Foyer national lors de la Conférence de la paix (11).
Cette attitude “antisioniste” a suscité à Sylvain Lévi un certain nombre d’ennemis. Zosa Szajkowski le range sans sourciller parmi les juifs “snobs” (12)A. Spire, dans ses souvenirs (12), reproduit l’extrait d’un article paru en mars 1919 dans La Palestine nouvelle, organe de la Ligue des Amis du Sionisme ; il ne ménage guère Sylvain Lévi et le renvoie à ses études de sanscrit.

Pourtant Sylvain Lévi n’avait rien d’un “snob” ni d’un intellectuel en chambre. Ce fut un homme généreux et désintéressé qui était, par surcroît, l’un des esprits les plus vastes de son temps. Les témoignages de ses étudiants – aux yeux desquels il incarnait l’un des derniers et des plus grands humanistes – et sa correspondance en sont la preuve. Sa devise préférée était : “Nihil humani a me alienum puto.” Chercheur et homme d’études, il sait accepter, au cours de ses voyages, le manque de confort, la difficulté, le danger. Pour ses élèves, il était d’un inlassable dévouement. Il acceptait toujours de se laisser dévorer par ses interlocuteurs. Il avait le sens des relations humaines, personnelles. La dernière indication portée par lui sur son carnet de poche, avant sa mort, fut ces simples mots : “Un smoking pour X…” Il s’agissait d’un réfugié allemand qui, pour jouer dans un orchestre, avait besoin de ce vêtement.

Élu président de l’Alliance en 1920, il regrette cette nomination, car ses séjours prolongés en Extrême-Orient l’obligent à passer de longues années loin de Paris. “Le président que je conçois est un homme qui s’impose d’étudier les questions, de recueillir ou de peser les opinions, et qui met l’autorité de sa fonction au service de la conviction qu’il a acquise. Le président n’est pas un neutre, mais un militant. Je ne puis l’être de sitôt” (14).

Pourtant en 1927, contre son voeu, le Comité central décide de le maintenir à son poste (15). Malgré l’absence, il suit de près l’activité de l’Alliance, ainsi qu’en témoigne sa volumineuse correspondance avec Jacques Bigart, secrétaire de l’oeuvre depuis 1881. Mieux que toute autre source, cette correspondance nous révèle la personnalité de Sylvain Lévi.
Jacques Bigart était l’administrateur parfait, strict, ponctuel à la tâche. Fidèlement, il envoie ses rapports au président absent, Né en 1855, il a soixante-cinq ans lorsque Sylvain Lévi est nommé président. Bigart avait fait partie de l’équipe des fondateurs. Il maintenait la continuité de l’oeuvre. Les rapports entre Sylvain Lévi et Jacques Bigart sont bons, cordiaux, bien que les deux hommes ne se ressemblent guère. Sylvain Lévi est l’homme des relations personnelles, Jacques Bigart est le parfait administrateur ; parfois l’opposition éclate : “Si seulement vous aviez plus de confiance dans les hommes. Il est vrai que si vous avez trop de confiance dans l’administration, vous savez du moins en jouer comme personne” (16).

Mais grâce à l’humble labeur quotidien de l’administrateur, Sylvain Lévi peut suivre dans le détail les affaires courantes de l’Alliance, qu’il s’agisse de difficultés à Bagdad, de la vente de Djeidaïda en Tunisie ou de l’obtention de la Légion d’honneur pour Shamoon dont les dons généreux ont permis l’achat des bâtiments de l’École Normale de jeunes filles, à Versailles. En ce qui concerne ce dernier, Sylvain Lévi n’hésite pas à intervenir en sa faveur, auprès de Victor Bérard et de Paul Painlevé, par des lettres écrites du haut de l’Himalaya.

Ami fidèle, Sylvain Lévi n’oublie personne. Il n’hésite pas à demander au maharadja du Népal une série de timbres pour le fils d’un ami ! Il a le sens des contacts avec les petits et les grands. Accueilli et fêté, le célèbre professeur n’oublie pas de parler de l’Alliance chaque fois que l’occasion se présente. Il entretient des amitiés anciennes et sait en gagner de nouvelles. Sylvain Lévi, représentant culturel de la France en Extrême-Orient, est constamment en contact avec le corps diplomatique. Il l’informe de l’oeuvre de l’Alliance, l’intéresse, sait créer des relations, trouver des appuis. Dès que l’occasion se présente, il fait des conférences. Il a fini par obtenir que l’on prépare un film chose difficile, Bigart ne semblant pas bien en comprendre l’importance :

“Vous croyez encore aux conérences dans cet âge du cinéma. Songez qu’ici, à 1400 mètres, à trois journées de voyage – et quel voyage – de la terre indienne, le maharadja et tous les grands seigneurs, y compris le “grand rabbin” (17), de l’endroit ont chacun leur cinéma chez eux. Trois pauvres photos à faire circuler ! Mais j’aurais l’air d’un schnorrer qui étale ses certificats. J’attends des projections et des films. Je les attends pour Calcutta, pour Bombay, pour Shanghaï… et probablement Yokohama” (18).

A Shanghaï, Sylvain Lévi allait rencontrer Shamoon, le fidèle ami de l’Alliance, ainsi que quelques autres habitants de Bagdad, qui possédaient dans cette ville des établissements de commerce. Ainsi, Sylvain Lévi n’est pas seulement le représentant de la France, mais encore celui du judaïsme français en cette partie du monde où les juifs sont si peu représentés, si peu connus. Parfois il éprouve fortement cette absence :

“Depuis le départ du Népal, j’ai dû me transformer en machine à parler, leçons, conférences, adresses, speeches… A Bombay en particulier, mon succès a été grandiose, la mode s’en est mise, et parsis, musulmans, hindous, jésuites m’ont réclamé à l’envi pour assister aux fêtes, visiter les collèges, les établissements, etc. Je n’en ai senti que plus cruellement l’intégrale abstention des juifs. Je n’en ai vu qu’un seul, un Bené-Israël, nommé Ézéchiel, qui enseigne l’hébreu chez les jésuites et qui m’a demandé de lui procurer un livre” (19).

Ou encore, ce témoignage du Japon :

“Ici on peut lire toute la presse, même la presse en langue anglaise, sans se douter qu’il existe au monde des juifs et des questions juives… Parlez du bouddhisme ici, si vous voulez être en sécurité.”

Or Sylvain Lévi savait parler du bouddhisme, et avec succès. L’expérience de l’Orient le forme, l’approfondit encore. Il affirme même qu’elle le rend patient :

“Pour la patience, nous ne craignons pas de concurrents. Nous avons eu tant de maîtres qui se sont appliqués à nous l’apprendre malgré nous ! Juif et indianiste bouddhisant, je cumule dans cet ordre-là” (20).

Sylvain Lévi est-il vraiment patient ? C’est plutôt le contraire qu’on devrait affirmer, dès qu’il s’agissait de l’Alliance. A presque chaque ligne, la correspondance du président témoigne d’une certaine impatience devant les lenteurs administratives, les parcimonies financières et le vieillissement de l’oeuvre.
Une belle cérémonie avait marqué l’inauguration de l’École Normale de Jeunes Filles à Versailles en 1922, mais en 1927 il y avait encore des élèves dans la vieille institution Bischoffsheim. Dans une lettre datée du 20 janvier 1927, Sylvain Lévi réclame :

“Et Bischoffsheim, nous hésitons encore ? Quand nous avons pour nos pauvres petites filles de l’Orient un paradis de verdure et de grand air à leur offrir, nous les tenons dans ce sombre purgatoire du boulevard Bourdon, pour ne pas offenser des mémoires qui nous sont chères ! 0, la plaie du posthume ! Faut-il qu’éternellement les morts écrasent les vivants comme pour se venger d’être morts. Qu’est-ce que le très respectable Maurice Bloch et la baronne de ceci ou cela, “la feue “baronne qui était si bienveillante”, peuvent et doivent compter quand nous avons envers nos petites des devoirs de père et de mère à remplir ? Pauvres enfants ! Elles ont connu le beau ciel bleu, le bon soleil tiède, chaud ou brûlant, et les voilà pour des années entre des murailles sombres, avec une cour plantée entre des écuries et des usines… Cessons ce scandale du boulevard Bourdon.”

Or, sept mois plus tard, l’affaire n’est toujours pas réglée et le président exprime son mécontentement :

“La solution Bischoffsheim-Versailles… m’attriste… Encore l’éternelle remise de l’impuissance ! La peur des gros sous, l’économie, aveu de désespérance des oeuvres qui ne croient plus en leur avenir. Nos pauvres petites qui sont l’élément essentiel de la question vont encore traîner un an, deux ans, dans ces tristes bâtisses du boulevard Bourdon quand nous avons un paradis à leur offrir à Versailles. Sans doute, l’intérêt des professeurs est à considérer, je suis de la corporation, mais c’-est à peu près comme si on avait reculé la construction des chemins de fer pour épargner les postillons. Nous sommes assez riches, ou assez ruinés, pour donner aux professeurs une honnête indemnité d’une demi-année, et libérer tout de suite nos chères petites. Le devoir moral l’exige, et même l’intérêt bien entendu, car tout se sait” (21).

En ce qui concerne les questions financières, Sylvain Lévi a des vues personnelles qu’il a de la peine à faire admettre par le Comité central. On avait pris l’habitude, en cas de besoin, de frapper à la porte de quelques banquiers juifs. C’était simple… mais Sylvain Lévi trouve la méthode désastreuse : elle fait perdre à l’Alliance le contact avec le public et la met à la charge et sous la dépendance de quelques grands. Dans une lettre du 2 décembre 1927, Sylvain Lévi expose ses idées à ce propos :

“Lorsqu’on a besoin d’argent, d’habitude, on se contente de frapper aux portes de deux ou trois maisons privilégiées qui ont une caisse de secours assez bien munie pour répondre à tous les besoins. Celte manière d’agir fait perdre le contact avec la masse juive que l’on pourrait intéresser à l’oeuvre. Je le dis et le redis, notre oeuvre est assez belle pour ne pas craindre la lumière, rompons avec l’esprit du ghetto qui s’obstine encore en nous.”

Avec son sens des relations humaines, Sylvain Lévi comprend que l’avenir de l’Alliance dépend des contacts de ses représentants avec le public :

“Il faudrait que l’Alliance reprenne le contact avec le grand public, avec les petites gens qui donnent leur obole et leur coeur. Toute notre conception du judaïsme en France a souffert du gros capitalisme. Évidemment, c’est plus commode d’encaisser d’un coup la forte somme, mais le donateur d’un million ne donne pas la force que représentent un million de souscripteurs à un franc. On ne bâtit que par l’ élite ; mais les capitalistes sont-ils l’élite ? El on ne bâtit que sur la foule. Vous êtes allés parler à Amsterdam : c’est parfait. Mais combien d’Amsterdam avons-nous à Paris ? Il nous faudrait des gens pour aller dans les petites hovré, dans les sociétés de secours mutuels, et tout ce que vous voudrez” (22).

Travailler au grand jour, c’est sa devise pour l’Alliance :

“Nous avons gardé du ghetto le goût de la cachotterie qui nous rend à la fois ridicules et suspects. Ayons le courage d’être des nationaux internationaux” (23).

Rajeunir les cadres, c’en est une autre :

“Il y a trop de vieux chez nous… et aussi trop d’indifférents (24)… Nous avons bien besoin de sang jeune dans notre comité, et plus encore d’une opposition militante. Pour réveiller la bergerie — oh qu’un petit loup viendrait bien. Le recrutement par sympathie a fait ses preuves fâcheuses” (25).

Pour reprendre contact avec le grand public, l’Alliance a un moyen privilégié, son journal, Paix et Droit. Au loin, Sylvain Lévi le réclame et lui gagne des abonnés, même à Shangaï ou à Yokohama, parmi les membres du corps diplomatique. Il en suit surtout la rédaction, en critique le contenu. Universitaire, il aimerait que ce journal ait une certaine tenue, qu’il soit représentatif de l’oeuvre :

“Le dernier numéro du journal est mieux, plus réel, plus informé. Mais nous avons encore à apprendre pour faire un journal vivant. Plus d’air, plus de divisions, peu de doctrine et beaucoup de faits, bien choisis, bien classés, bien présentés” (26).

Malgré ces critiques, qui sont autant de preuves de clairvoyance, Sylvain Lévi est tout dévoué à l’oeuvre de l’Alliance. Il regrette sans cesse que sa tâche scientifique l’empêche d’être un président plus actif. De Tokio, il écrit à Jacques Bigart :

“Vous êtes un des très rares, le seul peut-être, qui sache la place qu’elle lient dans mon coeur, dans mon esprit et dans ma vie. J’aurais voulu être le président que je rêve pour elle, uniquement consacré à sa tâche, en rapport direct et constant avec tout le personnel, en tournées fréquentes à travers l’Orient juif, capable de suivre les questions dans le cadre de la vie universelle où elles prennent leur juste ampleur” (27).

Ce rêve, Sylvain Lévi n’a pas pu le réaliser, mais il ne manque aucune occasion pour essayer de donner à l’action trop timorée et prudente de l’Alliance une impulsion nouvelle :

“La meilleure défensive, c’est l’offensive, ce n’est pas seulement parce qu’elle fait hésiter l’adversaire, mais parce qu’elle affirme la volonté d’agir, et que le monde appartient à l’action… Notre idéal, le salut par l’instruction et l’éducation combinées, triomphe, parce qu’il réalise la plus grande part de vérité” (28).

Ce désir d’action lui fait accueillir les innovations, même si elles viennent de Jérusalem, alors que ses sympathies ne vont pas précisément aux sionistes :

“La lettre de Sidi sur nos classes de professeurs d’hébreu à Jérusalem m’a fait un vrai plaisir, toute considération politique mise de côté. Nous avons l’École Normale de l’Alliance, mais l’Alliance doit être l’École Normale du judaïsme moderne, et partout où elle joue son rôle, elle le joue dignement. Si c’est par l’hébreu que l’esprit nouveau a mieux chance de pénétrer, acceptons l’hébreu et sachons nous en servir” (29).

Mais à cette époque, Sylvain Lévi est surtout hanté par la situation des juifs en Europe centrale et orientale. A plusieurs reprises, il engage Jacques Bigart à ne pas reporter indéfiniment son voyage en Tchécoslovaquie et en Pologne, car il pense que l’Alliance a une grande mission à remplir.

Le long séjour en Extrême-Orient a nourri la réflexion politique de l’universitaire français que fut Sylvain Lévi. Missionnaire culturel de la France, il se sent citoyen français. De Santiniketan, il critique un article d’Alfred Berl paru dans Paix et Droit :

“Il y a en particulier dans le numéro de mars 1922, page 3, colonne a, dernier alinéa, une phrase qui m’a fait frissonner : “Assurément, les juifs ont dans leurs patries respectives le droit de choisir leur parti, à condition qu’ils n’exercent pas ce droit, et qu’ils ne mettent pas leur influence intellectuelle et sociale au service de la réaction…” Quelle formidable réserve, et quelle limitation imprévue d’un droit que je croyais absolu. Quel synode, quel sanhédrin ou quel comité de l’Alliance a promulgué celle clause, grosse d’équivoques ou de périls… Un juif citoyen a tous les droits d’un citoyen. Dans toute leur étendue, il peut y avoir des convenances sociales ou politiques : il n’y a pas de limitation juridique admissible” (30).

“Un juif citoyen a tous les droits d’un citoyen”, telle est, l’affirmation fondamentale qui explique l’attitude politique de Sylvain Lévi – et pour un Sylvain Lévi cette affirmation avait pour corollaire qu’un juif citoyen jouissant de tous les droits d’un citoyen avait aussi à remplir les devoirs qui incombent à tout citoyen.

En Extrême-Orient, il voit les Anglo-Américains à l’ceuvre – et il est parfois sceptique sur leurs méthodes comme d’ailleurs sur les résultats de l’influence soviétique :

“L’émancipation de l’Orient en promet de belles, et les bons juifs de Bagdad se préparent de beaux jours, quand les Soviets pacifiés en Europe auront déchaîné l’ Islam en Asie”(31).

A partir de 1927, il suit anxieusement les événements de Chine. Dans cet Orient en pleine évolution, Sylvain Lévi pense que la France, l’expérience de l’humanisme français, a un témoignage à porter :

“Je n’ai pas découvert l’Amérique, mais j’ai apporté la France avec moi, et ils [ses étudiants thibétains] sont stupéfaits d’avoir pu l’ignorer si longtemps”(33).

Dans cet Orient qu’il aime et comprend, Sylvain Lévi n’oublie pas les élèves de l’École Normale Israélite Orientale, orientaux eux-mêmes et dont la mission sera de construire un pont entre l’Orient et l’Occident. Toujours de Santiniketan, des hauteurs de l’Himalaya, il leur fait adresser ce message :

“Ici en Orient, dans leur Orient, je pense à eux, au travail qu’ils font, au travail qui les attend. Quelle admirable civilisation humaine nous aurons le jour où l’Orient tout entier sera entré dans l’humanisme” (33).

L’expérience de l’Alliance elle-même lui paraît plus importante, vue d’Extrême-Orient :

“Nous vivons de très grandes choses, mais elles sont si grandes qu’elles dépassent notre vision. Vous ne savez pas vous-même, vous qui avez donné toute votre vie à l’Alliance, comme notre oeuvre semble immense à la replacer dans son cadre asiatique, en dehors des perspectives ridicules de notre petite Europe” (34).

Le maharadja du Népal ne lui a-t-il pas demandé un jour de rédiger un projet d’instruction publique pour son royaume (35) ?

C’est son attachement à la France qui inspire à Sylvain Lévi son attitude réservée à l’égard du sionisme. De 1922 à 1927, pendant son long séjour en Orient, il suit, mais sans sympathie, le développement du sionisme. Il lit dans les Indian Daily News une interview de Sir Henry Wilson : “He expressed the opinion that the disaster was ahead in Palestine and strongly favored the evacualion of the country” (36).

“Si le désastre se produit, nos malheureux frères de là-bas sauront peut-être à qui s’en prendre, et c’est encore l’Alliance qu’ils appelleront au secours” (37).

Fort heureusement Sir Henry Wilson se trompait.

Un soir, dans Tokio secoué par un tremblement de terre, face à la Chine en pleine révolution, Sylvain Lévi médite :

“Le monde est précaire, l’Extrême-Orient l’est plus encore… Si Shangaï y passe, que de ruines !… Je suis préoccupé pour nos oeuvres. Et la grande entreprise de mendicité internationale qui s’appelle le sionisme, que va-t-elle devenir ?” (38).

C’est que, pour lui, le national home n’est qu’un fantôme (39) : seul Mikveh Israël a pour lui, en Palestine, une réalité concrète.

Sylvain Lévi refuse de faire confiance aux espoirs sionistes qui alors, aux yeux des observateurs “objectifs”, paraissaient encore des rêves. Parmi les juifs français, l’attitude de Sylvain Lévi n’est pas une exception. Elle représente une tendance. En universitaire – et même en orientaliste – Sylvain Lévi a réfléchi aux difficultés que soulevait la création d’un État juif en Palestine. Grâce au courage des pionniers, la plupart de ces difficultés ont été vaincues aujourd’hui, d’autres sont encore à surmonter (40)… Ce qui frappe plutôt, ce n’est pas tant le pessimisme de Sylvain Lévi au sujet du Foyer national que son manque de sympathie pour les sionistes eux-mêmes. Cette attitude a des racines profondes qu’il faut chercher dans une différence de caractère et de formation première : Sylvain Lévi était un érudit, un homme voué à la réflexion. Les sionistes, eux, furent des militants, des hommes d’action, passionnément engagés dans la politique, au sens aristotélicien du mot, c’est-à-dire des hommes soucieux de construire par tous les moyens d’action une “cité” pour le peuple juif. Sylvain Lévi ne sous-estimait pas l’importance de la politique, mais, pour lui, elle ne pouvait être qu’un mal nécessaire : bien au contraire il n’aimait pas les manifestations bruyantes et cherchait toujours à s’élever au-dessus de l’agitation des partis.

C’est dans cet esprit qu’il cherchait à orienter l’Alliance : il voulait lui épargner toute vaine publicité, toute prise de position partisane, il estimait que les oeuvres scolaires étaient pour elle son moyen le plus efficace d’action. Expert des hommes et des choses d’Asie, il savait combien l’Alliance était nécessaire à la renaissance du judaïsme oriental. Professeur, éducateur hors pair, aimé et presque adoré par ses étudiants des générations montantes, il admirait l’oeuvre scolaire de l’Alliance Israélite Universelle ; il soutenait ses maîtres, il entourait ses élèves d’une sollicitude éclairée. Il savait que les écoles de l’Alliance apportaient aux communautés déshéritées du judaïsme oriental la culture moderne et par là les conditions premières d’évolution vers une vie plus profondément humaine.

Ce grand humaniste, cet orientaliste qui a su rénover aussi bien en Orient qu’en Occident les études indianistes et qui, par là même, a jeté les bases d’une compréhension meilleure entre l’Orient et l’Occident, pressentait l’affrontement des valeurs orientales et des valeurs occidentales, et il voyait que cet affrontement poserait le problème central de la civilisation du 20ème siècle. Pour lui, la mission de l’Alliance, prolongement de sa vocation personnelle à lui, Sylvain Lévi, son président, était de jeter un pont entre l’Orient et l’Occident, entre des civilisations qui s’ignorent, mais qu’il savait complémentaires.

Sylvain Lévi est mort en 1935, après avoir donné à l’Alliance quarante ans de collaboration, quinze ans de présidence. Il n’a pas assez vécu pour voir toute l’ampleur de la persécution hitlérienne. Dès 1928, il suit l’évolution de l’Allemagne avec angoisse, mettant tout en oeuvre, dès l’arrivée des premiers juifs allemands, pour qu’ils soient accueillis en France. Devant la barbarie hitlérienne, il désespérait de ne pouvoir apporter à tant d’infortunés une aide efficace. Il voyait l’avenir sombre, très sombre même, sans désespérer cependant de la France et de sa mission humanitaire. Ce fut, sans doute, une grâce pour lui de ne pas avoir vécu les années 40, ni subi l’injure du triomphe provisoire du régime hitlérien.

Parmi les nombreuses manifestations de sympathie que le Comité central de l’Alliance reçut au moment de sa mort, figure ce témoignage d’un jeune maître : “C’est un savant qui disparaît et un grand coeur. Son oeuvre scientifique est un pont jeté entre l’Orient et l’Occident, entre le présent et un passé plusieurs fois millénaire. Dans son âme se fondaient en un dosage unique la Science et l’Amour (41). “Un pont jeté entre l’Orient et l’Occident”…” Par cette formule, l’humble maître d’école définissait à la fois, et d’une manière essentielle, l’homme et l’oeuvre.

Cet universitaire français, aussi brillant et profond que modeste, devait diriger l’Alliance entre les deux guerres mondiales, en un temps où le monde changeait de dimensions et les juifs de destin. Le Foyer national juif s’établit alors en Palestine où le conflit judéo-arabe devient aigu ; la révolution communiste coupe le judaïsme russe de tout contact avec les juifs du reste du monde ; la persécution antisémite se répand dans une Europe en crise avant d’atteindre l’incroyable violence avec laquelleelle sévit dans l’empire d’Hitler. N’est-il pas symbolique de noter qu’en ces heures tragiques l’Alliance ait confié à un humaniste le soin de diriger ses destinées à l’heure de la persécution la plus sauvage ? Ainsi, face à l’Allemagne qui avait voté en 1933 pour Hitler, la France de 1936 avait-elle massivement opté pour un autre grand humaniste, Léon Blum, que tant de liens rapprochaient de Sylvain Lévi.

Source- http://judaisme.sdv.fr/perso/sylvlevi/sylvlevi.htm

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