Les chemtrails, un hoax climato-complotiste persistant
● Audrey Garric
On en voit tous les jours qui zèbrent le ciel : pour la majorité d’entre nous, les traînées de condensation qui apparaissent dans le sillage des avions ne sont que de la vapeur d’eau. Mais dans les milieux conspirationnistes, ainsi que – il faut bien l’avouer – chez certains écolos ou militants de gauche, ces traces seraient plutôt la preuve de produits chimiques délibérément répandus à haute altitude par diverses agences gouvernementales et militaires qui chercheraient à modifier le climat et manipuler les populations. Alors, qu’en est-il ?
D’où vient la théorie complotiste des chemtrails ?
La théorie des chemtrails – contraction de chemical trails, littéralement traînées chimiques – est apparue aux Etats-Unis en 1996 après la publication d’une étude intitulée Le climat comme un multiplicateur de force : posséder le temps en 2025 rédigée par sept militaires de l’université de l’Air américaine à la demande de l’US Air Force. Les auteurs avaient alors entrepris de voir comment, en 2025, l’aviation américaine pourrait “maîtriser le climat”, en agissant notamment sur les pluies, les brouillards et les tempêtes, dans le but de parvenir à une suprématie militaire et aéronautique. Ce document s’inscrit dans une recherche plus large de l’armée américaine amorcée à l’apogée de la guerre froide sur les armes climatiques et la guerre environnementale, ainsi que de travaux de scientifiques sur la géo-ingénierie – la modification de l’équilibre énergétique de la Terre pour lutter notamment contre le changement climatique – lancées dans les années 1950.
A partir de cette époque, l’idée commence à germer chez certains Américains et sur des sites complotistes que le gouvernement et les militaires américains répandent dans l’atmosphère des produits chimiques qui forment des nuages artificiels. Ces chemtrails seraient plus persistantes dans le ciel que les traînées de condensation (contrails, pour condensation trails) normalement laissées par les avions, et elles se formeraient à des altitudes inférieures aux couloirs aériens habituels.
Contrairement aux vapeurs classiques, les chemtrails, affirment-ils, seraient composées de métaux lourds (particules d’aluminium ou de titane), de métaux alcalino-terreux (baryum, strontium, calcium), ou des polymères microscopiques néfastes pour la santé et l’environnement. Ils les accusent de provoquer des problèmes respiratoires, et même, parfois, d’entraîner les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson.
Partout, des sites, forums, pages Facebook éclosent sur le Web pour dénoncer ce complot. Les vidéos et photos montrant des chemtrails “anormales” se multiplient. Une application est même lancée pour indiquer – photos à l’appui, de manière participative – où elles se situent en temps réel dans le ciel.
Des associations se montent, comme l’institut de Clifford Carnicom, aux Etats-Unis, qui prétend produire des preuves et des études scientifiques, ou, en France, l’Association citoyenne pour le suivi, l’étude et l’information sur les programmes d’interventions climatiques et atmosphériques (ACSEIPICA), qui déclare vouloir “pallier le déficit total d’information et de transparence sur les épandages aériens clandestins et, plus largement sur la géo-ingénierie”. Des marches mondiales sont également organisées pour faire “éclater la vérité”, la prochaine étant le 27 septembre. Dernière preuve de l’ampleur qu’il prend, le sujet s’est même invité au Parlement européen.
En 2012, le documentaire Why in the world are they spraying ? relance de plus belle la machine infernale des théories conspirationnistes. Son réalisateur, Michaël Murphy, y assène que les traînées résultent de particules d’aluminium pulvérisées à échelle planétaire par des avions dans le cadre d’un projet gouvernemental secret. Autre accusé : Monsanto, le géant américain des biotechnologies, qui épandrait des métaux lourds depuis le ciel pour forcer les agriculteurs à acheter des semences OGM rendues résistantes à l’aluminium.
Quels seraient les buts des chemtrails ?
Selon les partisans de la théorie des chemtrails, les “épandages” auraient plusieurs objectifs :
– Le contrôle du climat. Les chemtrails seraient l’une des techniques de géo-ingénierie. Selon les partisans de cette théorie, il pourrait s’agir soit de lutter contre le réchauffement climatique (les nuages ou particules artificiels, fonctionnant comme une sorte de bouclier, filtreraient ou réfléchiraient une partie des rayons du soleil), soit, au contraire, de favoriser le réchauffement climatique (les nuages artificiels empêcheraient le renvoi vers l’espace des rayonnements infrarouge émis par la surface de la Terre ou l’atmosphère).
En réalité, s’il est vrai qu’il existe des tentatives et expériences de géo-ingénierie, ce vieux rêve techno-scientifique qui revient au goût du jour, elles n’ont jamais abouti à un projet concret tant elles s’avèrent complexes et potentiellement désastreuses. “Si on envoyait des aérosols dans la stratosphère pour refroidir le globe, cela affaiblirait probablement la mousson et réduirait les précipitations nécessaires à la survie alimentaire de millions de personnes en Afrique, en Inde et en Chine”, explique Alan Robock, professeur en climatologie à l’université Rutgers du New Jersey.
– Le contrôle démographique. Les chemtrails serviraient à affaiblir les défenses immunitaires ou altérer la santé de certaines catégories de populations ou même feraient partie d’un programme de dépopulation, ce qui expliquerait que le projet soit confié à des militaires et caché aux habitants.
Une théorie qui ne s’avère pas plus concluante que la précédente : en épandant des produits toxiques à 2 000, 5 000 ou même 10 000 mètres d’altitude, là où les vents sont puissants et dispersent donc rapidement les particules, comment cibler une population donnée ? Tout le monde serait menacé, y compris les militaires et le gouvernement.
– Le contrôle de l’économie. Il s’agirait par exemple de saboter les récoltes d’un pays en favorisant les précipitations, les orages ou les tornades. Les chemtrails seraient également responsables des sécheresses à répétition, comme celle qui touche la Californie depuis trois années consécutives.
Là encore, l’hypothèse n’est pas valide. “Nous n’avons pas une connaissance du climat suffisante pour savoir comment l’influencer à un endroit particulier sans affecter d’autres endroits, de sorte qu’il serait difficile de nuire à un adversaire sans nuire à vous-même ou à vos alliés”, prévient Ken Caldeira, expert de l’atmosphère à l’Institution Carnegie de Washington. Ainsi, selon une étude publiée en 2012 dans la revue Earth System Dynamics, une tentative de manipuler le climat en occultant une part du rayonnement solaire aurait toutes les chances de réduire drastiquement les précipitations… sur la plupart des terres émergées, ce qui n’est clairement pas le cas aujourd’hui.
Il existe en réalité une autre explication de l’augmentation des phénomènes climatiques extrêmes comme les sécheresses ou les tempêtes à certains endroits du globe : le changement climatique, dont les effets sont étudiés par des milliers de scientifiques reconnus et recensés dans les rapports du GIEC.
Que se passe-t-il en réalité ?
Comment casser ce mythe tenace ? “Il n’y a aucune preuve sérieuse et scientifique que le gouvernement américain mène un tel programme. Et personne n’a jamais vu de réservoirs de produits chimiques nocifs chargés à bord des avions dans les aéroports, assure Alan Robock, professeur en climatologie à l’université Rutgers du New Jersey. Mais je ne sais pas comment prouver qu’il n’y a pas de conspiration secrète si les gens veulent le croire. Il est impossible de prouver que quelque chose n’existe pas.”
Il est par contre possible d’expliquer ce que sont véritablement ces vapeurs de condensation qui se forment dans le sillage des avions, les contrails, étudiées par les scientifiques depuis les années 1940. “L’air chaud et humide, qui sort des turbines de l’avion, se mélange avec l’air plus froid et plus sec de l’atmosphère. Sous certaines conditions, ce mélange déclenche la condensation de la vapeur d’eau de l’atmosphère en gouttelettes d’eau liquide qui gèlent ensuite quasi-instantanément pour former un nuage de petits cristaux de glace”, explique Olivier Boucher, chercheur (CNRS) au laboratoire de météorologie dynamique.
“Tous les avions sont susceptibles de faire des traînées. Cela dépend seulement de la quantité d’humidité et la température de la haute atmosphère. Si l’air est sur-saturé en vapeur d’eau, les traînées vont rester longtemps dans le ciel, jusqu’à plusieurs heures, et se transformer en un voile nuageux, poursuit le scientifique. Les conditions d’humidité dans la haute atmosphère sont très variables, c’est pourquoi on peut voir des traînées de condensation qui sont intermittentes. On ne sait pas bien prédire cette humidité si bien qu’il est difficile d’anticiper où les traînées vont se former ou pas.”
Si l’on voit davantage de traînées, c’est surtout en raison de l’augmentation continue du trafic aérien depuis un demi-siècle. De 108 millions en 1960, le nombre de passagers est ainsi passé à 1 milliard au début des années 1990 et à 3,1 milliards en 2013, soit 33 millions de vols, selon les chiffres de l’Organisation de l’aviation civile internationale.
Quant aux soi-disant traces d’aluminium, de baryum ou d’autres produits toxiques, l’excellent site de démythification Contrail Science s’est chargé de produire des contre-argumentaires. Il s’est par exemple procuré le rapport d’expertise du laboratoire mandaté pour le documentaire Why in the world are they spraying ? (évoqué plus haut). Résultat : les auteurs du film n’ont pas analysé de l’eau de pluie mais de la vase où il est naturel de trouver de l’aluminium. Rappelons que l’aluminium est le métal le plus abondant dans la croûte terrestre (environ 8 %) et qu’il se trouve partout, dans la nourriture, les emballages, les transports, la construction, etc. Rien d’anormal, donc, et surtout rien qui prouve qu’il ait été volontairement répandu, malgré ce que veulent croire les amateurs de complots.
Audrey Garric
Note : Les chercheurs s’intéressent aux traînées des avions car celles-ci ont un impact sur le climat, qui est faible, mais pas forcément négligeable. Elles réfléchissent le rayonnement solaire, ce qui contribue à refroidir le climat, mais elles induisent aussi un effet de serre, ce qui contribue à réchauffer le climat. Le rapport du GIEC de 1999, et la quasi-totalité des études conduites depuis, dont le dernier rapport des experts du climat, concluent que l’effet réchauffant par effet de serre l’emporte sur l’effet refroidissant par réflexion du rayonnement solaire. Toutefois, l’impact des traînées s’avère bien inférieur à celui des gaz à effet de serre d’origine anthropique et trop faible pour produire des effets réellement observables sur notre climat.
Source- http://ecologie.blog.lemonde.fr/2014/08/11/les-chemtrails-un-hoax-climato-complotiste-persistant/